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Actualité des maux croisés, pérégrinations ad libitum d'un psychiatre des sympathies, des perplexités paradoxales & des hégémonies culturelles...

Croiser l'actualité, les maux qui la parlent et les mots qui la hantent...

Malaise dans la "transition" culturelle, 8. Humble "transcendance" humaniste de l’esprit thérapeutique "numineux" & réduction à la lettre de "mots d'ordre" culturels humiliants ; avec Martin Heidegger, Jean-Pierre & Emmanuel Faye, Frédérique Ildefonse, Carl Gustav Jung, Emmanuel Kant, Sigmund Freud, Cynthia Fleury, Olivier Abel et Jacques Derrida...

Publié le 5 Avril 2024 par Serge Aron

Faudrait-il vraiment avec Jean-Pierre Faye et son fils Emmanuel pousser le vice jusqu'à diaboliser au nom de leurs possibles accointances avec la novlangue nazie les concepts philosophiques de Martin Heidegger et ses disciples ?…

Faudrait-il vraiment avec Jean-Pierre Faye et son fils Emmanuel pousser le vice jusqu'à diaboliser au nom de leurs possibles accointances avec la novlangue nazie les concepts philosophiques de Martin Heidegger et ses disciples ?…

Le travail de Johann Chapoutot, historien de la culture managériale nazie et auteur de "Liberté d'obéir", et celui d'Edith Sheffer, historienne de la psychiatrie nazie d'une Vienne rouge ayant viré au brun dans les années de l'entre-deux guerres et auteur de "Les enfants d'Asperger, le dossier noir des origines de l'autisme" (cf. Edith Sheffer, populismes totalitaires et autisme d'Asperger, des sympathies compromettantes) nous invitent à poursuivre notre étude des liens toujours plus serrés entre "autisme", "modernité" et "totalitarisme" que semble tisser le langage contemporain. Dans cette perspective, à la manière des libre-penseurs des novlangues totalitaires Victor Klemperer et Georges Orwell le psychanalyste Yann Diener interroge l'évolution autistique de notre "Langue Quotidienne Informatisée", une langue privilégiant la communication utile aux mystères insondables de la parole subtile; c'était l'objet du précédent chapitre (cf. Détournement du concept d'"autisme" par des "novlangues managériales totalitaires" et transition culturelle progressive de la parole "subtile" vers la communication "utile")…

Qu'il s'agisse du langage courant, du langage informatique ou de langages disciplinaires spécifiques, comme celui par exemple des "diagnostics de structure" psychiatriques ou psychanalytiques, l'attention à l'évolution du langage et aux "mots d'ordre" qu'il charrie à notre insu permet par le travail critique de "déconstruction" des concepts "dominants" de mieux saisir ce qui dans l'époque "aliène" la pensée de l'"altérité". C'est peu ou prou la thèse lacanienne de "l'inconscient structuré comme un langage".

Playlist de la transition humaniste numineuse

Entre "psychose", "névrose" et "perversion", ces diagnostics dits "de structure" témoignent-ils du rapport au langage spécifique des individus diagnostiqués, définissant ainsi trois "espèces", "classes", "races" ou "communautés" distinctes de pensée - les "psychotiques", les "névrosés" et les "pervers" - ou décrivent-ils des "configurations de pensée" pouvant coexister dans la "culture psychique" d'un même individu ?...

La nomenclature psychiatrique cerne-t-elle le réel de l'"aliénation" singulière d'un "cas " ou se contente-t-elle de reconduire ad nauseum la trace "aliénante" de ce reste colonial bourgeoisement totalitaire qu'incarne aujourd'hui la figure du "case manager" ?...

"Management", "wokisme", "autisme", ce chapitre propose une articulation de quelques-uns des "mots d’ordre" hégémoniques qui de concert à la fois dessinent et maltraitent l’époque. Ces "mots d'ordre" contribuent en effet au "discrédit" généralisé des croyances "numineuses" fondatrices de l’"humanisme" qui seules pourtant permettent le soin psychique. Invitant la modernité à se réveiller de vieilles idéologies malsaines du passé, le "wokisme" est de ceux-là, de même que ces discours "genrés" omniprésents qui voudraient donner accroire que toute domination est nécessairement et patriarcale et masculine et qu’il faudrait réformer par une écriture dite "inclusive" le langage lui-même pour triompher de "délires" métaphysiques ou religieux supposés et d'autres "mauvaises pensées" venues d'un passé "archaïque" maudit.

Le réveil que des "wokistes" de tout bord s’acharnent à imposer ne s’inscrit assurément pas moins dans une logique de "domination" que les discours "dominants" plus anciens qu’ils dénoncent. Aux "mots d’ordre" identitaro-communautaristes belliqueux du jour, je préfère pour ma part ces rêves étranges des poètes ouverts à l’herméneutique de l"imaginaire" ensommeillé de la nuit qui comme le dit l’adage portent conseil…

Exerçant depuis quelques décennies maintenant le métier de psychiatre j’ai pour ma part en matière de volonté de contrôle des "esprits" plutôt le sentiment que moins on en fait mieux on se porte, et qu'à ce titre l’époque contemporaine n’a malheureusement rien à envier aux barbaries totalitaires du passé. La psychiatrie que j'affectionne est une école exigeante de la "tolérance". Nombre de troubles psychiatriques s'apaisent d'eux-mêmes lorsque l'entourage prend soin de ne pas les accentuer par l'effroi, le rejet, la "déliaison" ou l'irrépressible tentation de les guérir coûte que coûte.

Vouloir guérir son prochain des souffrances dont il se plaint peut participer de l'aggravation de son "humiliation", c'est la thèse renversante du philosophe ricœurien Olivier Abel. Avec Avishaï Margalit, il plaide pour une "société décente" consciente que par-delà les humiliations instituées « il y a aussi des pratiques humiliantes appuyées sur des situations institutionnelles à peu près justes, ou bien un usage humiliant de lois par ailleurs globalement légitimes. » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 29) Écho semble-t-il à la "common decency" que l'anarchiste tory Georges Orwell opposait lui aussi à l'idéal progressiste du réveil idéologique "woke" des "novlangues totalitaires" du XXe siècle…

Comme le rappelait le psychiatre et psychanalyste François Tosquelles un soin institutionnel exigeant nécessite un collectif pluridisciplinaire bigarré soucieux - malgré les éventuelles souffrances endurées à proximité des folies - de s'ouvrir à l'hospitalité tolérante des idées sombres ou bizarres de leurs patients plutôt qu'à l'acharnement à les faire taire. Ce travail "humaniste" a un prix, celui de l'institution d'un "soin" régulier du collectif "soignant" lui-même, à l'hôpital comme à la ville, en société comme en famille. Mieux vaut composer en toute humilité avec l'humanité telle qu'elle se présente - boiteuse et imparfaite - et y regarder à deux fois avant de s’extasier d’un progrès quelconque de la "nature humaine".

Animal "biologique" et "social", quand bien même il a développé de remarquables compétences "culturelles", l'homme reste un animal et - comme le rappelle le sociologue Bernard Lahire - partage avec ses congénères animaux nombre de caractéristiques "structurelles" communes. Nous reviendrons sur son travail sur les "structures élémentaires des sociétés humaines" dans un prochain chapitre consacré plus spécifiquement à la "querelle des universaux" structuraux. Si la vérité n’est en effet pas toujours du côté des anciens ou des singes nos ancêtres, le recours dans le présent au voyage dans le "temps" de l’histoire passée - même préhistorique - participe avantageusement de l'ouverture vers un futur, un futur espérons-le de la "déconstruction" des fausses distinctions "structurelles" qui - en psychiatrie notamment - font le charme "dominant" des modernités de la colonisation technologique.

Entre "névrosés", "psychotiques" et "pervers", que prétendent distinguer ces sacrosaints diagnostics dits "de structure" ? Ces différences dites "structurelles" ressortent-elles de différences biologiques, sociales ou culturelles ? Ce langage des distinctions diagnostiques rapportées à une "structure" pathologique spécifique participerait-il des pratiques institutionnelles légitimes dont Olivier Abel pointe les effets pervers "humiliants" ? Certain "mots" du langage courant contiennent manifestement une charge toxique importante, c'est la thèse notamment des Faye philosophes de père en fils à propos des concepts heideggériens.

Cité par Yann Diener, le philosophe Jean-Pierre Faye, auteur notamment de "Langages totalitaires, critique de la raison et de l’économie narrative" et de "Le langage meurtrier", n'aura de cesse sa vie durant de fustiger l'intérêt pour l'œuvre jugée nauséabonde de Martin Heidegger, génial auteur pourtant du très célèbre "Être et Temps". Réalisant bien avant la publication en 2014 de ses "Cahiers noirs" l'ampleur de l'implication d'Heidegger dans la ferveur nazie, ce grand spécialiste du langage narratif va s'employer à « penser les stratégies impensées des langages, porteurs d’histoire réelle et de fantasmes d’histoire chargés de puissance active ». Comment une langue chargée de l'histoire et des fantasmes inconscients des ancêtres s'incorpore-t-elle dans la chair de leurs descendants ? Et le propre fils descendant de Jean-Pierre - Emmanuel Faye - lui-même auteur de "Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie", poursuit aujourd'hui le travail de son père, dénonçant sans relâche l'invasion de la langue des philosophes par un vocabulaire heideggérien nazi des plus dangereux…

Leurs très louables intentions laisse deviner pourtant un arrière-goût teinté d'amertume. Tout se passe comme si la critique nécessaire et légitime de l'antisémitisme heideggérien les emportaient eux-mêmes trop loin dans le "ressentiment", les empêchant de reconnaître et le talent heideggérien et la postérité magnifique que son œuvre aura suscité, depuis Hannah Arendt, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Maurice Blanchot, Ludwig Binwanger, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jacques Lacan, Emmanuel Levinas, Paul Ricœur, jusqu'à Jean-Luc Nancy, Jean-Luc Marion, Peter Sloterdijk, Giorgio Agamben, Barbara Cassin, et j'en passe (cf. cet article de 2013 où déjà je me débattais avec ces questions redoutables: "Déconstruction", un concept nazi?... J.P. Faye, J. Derrida, S. Karsz)…

Comment ce champion du traçage de l’"être" dans l’essence même du "temps" qu’a été Heidegger a-t-il pu se laisser "avoir" par cette idéologie nazie de l’exploitation managériale antihumaniste mortifère du "matériau" humain ? Beaucoup de reproches sont assurément à faire à Martin Heidegger, mais assurément pas celui d’avoir déconsidéré la "parole" au regard de la "communication". Grand défenseur d'une philosophie de l'"être" capable d'énoncer un "je" singulier non réductible au "on" impersonnel de la machinerie cérébrale ou digitale totalitaire, Heidegger serait même à l'instar de Raphaël Enthoven, auteur récent de "L'Esprit artificiel", l'un des critiques les plus acharnés de la technophilie béate des contempteurs progressistes de la modernité.

Le propos peut sembler caricatural, je le crois très profond : « N'importe quel astronome actuel en sait davantage que Kepler ou Galilée, pourtant des génies. Un mathématicien médiocre en sait aujourd'hui plus que Newton ou Leibniz. Et les exemples sont innombrables. Toutes les sciences progressent. Certaines progressent même d'un jour sur l'autre. Mais en philosophie, depuis l'Antiquité, il n'y a aucun progrès notable. Les arguments de Platon ou d'Aristote ont la même pertinence que ceux de Kant ou de Bergson. Le temps ne fait rien à l'affaire. La philosophie n'est pas une discipline dont le progrès linéaire frapperait les anciens de caducité. Elle n'est que la redécouverte inlassable de questions identiques et sans réponse. C'est elle, en revanche, qui permet de comprendre et de devancer le fait que, comme le montre le XXe siècle et ses génocides, le progrès technique n'est pas forcément un progrès moral… Bref, la philosophie ne progresse pas, son développement se fait en arborescence, et tous ses animateurs, morts ou vivants, sont les contemporains les uns des autres. Mais dire de la philosophie qu'elle ne fait pas de progrès, ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas faire de progrès en philosophie. Au contraire! Et chacun peut, à titre individuel, cheminer en philosophie et acquérir, parfaire ou densifier la méthode qui consiste à ne rien tenir pour acquis et à préférer les questions aux réponses. » (Raphaël Enthoven, Même en 3030 il n’y aura pas de conscience artificielle, L’Express n°3786, 24 janvier 2024)

Le chronosophe de l'"âge des transitions" Pascal Chabot retire un instant ses lunettes de technophile éclairé par la science pour s'interroger sur les effets à venir de ChatGPT et consorts sur l'"âme" humaine…

Le chronosophe de l'"âge des transitions" Pascal Chabot retire un instant ses lunettes de technophile éclairé par la science pour s'interroger sur les effets à venir de ChatGPT et consorts sur l'"âme" humaine…

ChatGPT et sa supposée "intelligence artificielle" se contentent de probabiliser l’écriture par le calcul statistique. Comme l’indique notre Chabot préféré, Pascal de prénom, « il serait plus juste de parler de "communicants artificiels" », et plutôt que de s’inquiéter de ce dont ce calcul probabiliste serait capable, mieux vaudrait s’interroger sur l’effet de la « délégation de l’écriture » voire même de la lecture sur l’âme, la pensée ou l’intelligence humaine. Faudra-t-il bientôt s’abonner à quelque version payante d’un communicant artificiel du « capitalisme linguistique » pour avoir accès au langage ? (Pascal Chabot, L’IA va-t-elle rendre le langage payant ?, Philosophie Magazine n°178, avril 2024, p. 24)

Comment sortir de la "neuromancie" ? Cette voyance "neuromaniaque" qui a remplacé la boule de cristal de la voyante par le cerveau du neuroscientiste ramène systématiquement aujourd’hui les faits sociaux, politiques ou culturels au câblage neuronal complexe de l'individu isolé. Se présentant comme « assez critique de la neuromanie, cette tendance à faire appel au cerveau pour expliquer tous les comportements », la neuroscientifique d'origine libanaise Samah Karaki rappelle cette évidence que les neuromaniaques semblent avoir perdu de vue: l'importance de « situer les phénomènes biologiques dans un contexte plus global » : « on ne peut pas comprendre le trafic routier en ouvrant le capot des voitures, ni le vol des oiseaux en analysant leurs plumes : c’est pareil pour les comportements humains. » (Samah Karaki, citée par la journaliste Célia Laborie, dans Célia Laborie, La « neuromanie », cette tendance à vouloir tout expliquer par le cerveau, Le Monde, 24 mars 2024).

Des recettes simplistes sont appliquées tant dans l'éducation à l’école que dans le management en entreprise ou dans le champ non plus du "soin" mais désormais du "développement personnel" de l’individu pressé d'augmenter ses performances cognitives. Préférant la réponse gadget des thérapies brèves cognitivo-comportementales au soin durable des questions "humanistes" l'individu moderne tend à sacrifier la politique sociale aux caprices de son égotisme. Rien n'y fait, on a beau critiquer les prétentions démesurées de ses adeptes, la "croyance neuroscientiste" de l'époque continue d'accroitre le nombre de ses followers.

La philosophe helléniste Frédérique Ildefonse s’est appliquée sa vie durant à défoncer cette lecture "neuromaniaque" simpliste qui suppose une "personnalité individuelle" de l'âme dans la "configuration de pensée" des grecs de l'Antiquité, et invite en anthropologue à redécouvrir leur conception du "multiple dans l'âme"…

La notion platonicienne d’"eudemonia" désigne un bonheur ou une sagesse trouvée dans l’exercice répété de l’équilibrage subtil du rapport au démoniaque divin en soi. Dans son monumental "Le Multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème", la spécialiste de philosophie grecque Frédérique Ildefonse explique que contrairement à ce qu’on pourrait penser le concept d'"eudemonia" des grecs n’a rien à voir avec l’actuel "développement personnel" autocentré d’un rapport "autistique" à soi-même. L'"eudemonia" renvoie plutôt au rapport à la "part immortelle" de son "âme", cette part divine qui serait comme un hôte en nous dont il s'agirait de prendre "soin".

Au plus "intime" de notre intériorité gît un hôte "extime" étrangement inquiétant, un "esprit", un "génie" voire un "désir" "démoniaque" auquel il conviendrait de faire "hospitalité" afin qu’en bonne intelligence nous parvenions à mieux l'assumer.

Depuis Platon et Socrate jusqu'à Freud et Lacan, la "singularité" subjective "inconsciente" qui orienterait la "pulsion" aurait plus à voir avec un au-delà culturel, langagier, social, vital ou même religieux complexement "multiple" qu'avec le seul "cerveau" isolé de l’individu.

Prendre soin de favoriser l'émergence d'une "configuration de pensée" synthétique de cette multitude dialectique "divisée" sera ainsi la priorité du philosophe, du psychiatre comme du psychanalyste, soucieux d'éviter autant l'obtusion négationniste du rejet dogmatique radical ou du refoulement pathogène que la perplexité morcelée de la "dépersonnalisation".

Le "multiple dans l’âme" est selon Frédérique Ildefonse le reflet du "multiple dans l’univers", une "sympathie" cosmique "universelle" croise ainsi "polythéisme" culturel & "intériorité" subjective, c’était peu ou prou la thèse déjà que nous avancions dans notre série intitulée "Le Temps de la Sympathie"

Alors pourquoi avons-nous aujourd’hui tant besoin de croire aux neuromythes de la neuromanie ? Il semble que la réponse est à chercher dans la religion mère, la "religion du Marché". Invité par un ami à lire la presse économique, le théologien et spécialiste de la sécularisation Harvey Cox découvrit à son grand étonnement qu’il évoluait en terre connue. « Ces pages ressemblaient étrangement à la Genèse, à l’Epître aux Romains, ou à La Cité de Dieu, de saint Augustin. (…) Autrefois, les prophètes entraient en transe et informaient la populace inquiète de l’humeur des dieux, de l’opportunité d’entreprendre un voyage, de se marier ou de faire la guerre. Aujourd’hui, les désirs versatiles du marché sont élucidés par les bulletins quotidiens de Wall Street et des autres organes sensoriels de la finance. Ainsi, nous pouvons savoir au jour le jour si le marché est "inquiet", "soulagé", "nerveux" ou parfois "exubérant" », écrit Harvey Cox, auteur en 2016 de "The Market of God". (cf. Stéphane Foucart, « Main invisible du marché », croissance… dernières croyances de l’Occident ?, Le Monde, 22 mars 2024)

Abusivement attribuée au moraliste Adam Smith, la formule "la main invisible des marchés" trahit en réalité la pensée véritable de l'auteur. Moraliste sensible davantage à la "sympathie humaniste" en partage qu'au seul calcul égoïste intéressé des actionnaires de la religion du Marché, Smith pensait l'intérêt "personnel" soluble dans une "sympathie" commune. « Smith n’a jamais fait l’apologie de l’"égoïsme" économique mais soutient au contraire que ce mécanisme social inconscient nommé "sympathie" participe de la "libérale" régulation d’"intérêts personnels" bien compris et de la "richesse" tant culturelle qu'éthique, morale, sociale ou économique des nations », notais-je en 2021 (cf. David Hume & Adam Smith, interprètes amicaux de l’affect spinoziste, une théorisation féconde de l’imaginaire fictionnel des sentiments et de la sympathie utilitariste transférentielle de l’âme & du corps). Adam Smith se serait sans nul doute agacé de ces prophètes de la météorologie des humeurs du divin Marché se réclamant de lui pour dicter leurs commandements à la presse, une presse aux ordres chargée du ruissèlement de leur bonne parole jusqu'à ces managers séculiers chargés de veiller à la docilité neuronale du troupeau de followers.

La "religion du Marché" promet au "case manager" élu le paradis d'un confort bourgeois sécurisé, tandis que les followers tenus à distance derrière l'écran des "mots d'ordre" du Marché patientent, rêvant d'intégrer à leur tour un jour cette cour élyséenne paradisiaque des managers startuppers connectés à l'ordre ultralibéral…

Religion du calcul de la croissance et de la conversion de l'éthique humaniste de la singularité partagée à l'intelligence artificielle des foules, le culte de la "main invisible" du Manager à poigne et de l'obéissance aveugle au "libre-Marché" loue la "plasticité neuronale" du cerveau pour mieux contraindre l'individu soumis au dogme de la sécurisation des parcours à s'adapter de manière toujours plus "flexible" à la "pression" de l'augmentation des cadences neuronales sur la chaine des prestations thérapeutiques à dispenser…

Dès les années 50 Lacan pointait le paradoxe de l’homme professant sa modernité en s’affirmant individuellement affranchi de tout maître ou Dieu: « Un certain champ s’avère indispensable à la respiration de l’homme moderne, celui où s’affirme son indépendance par rapport non seulement à tout maître, mais aussi bien à tout Dieu, celui de son autonomie irréductible comme individu, comme existence individuelle. C’est bien là quelque chose qui mérite en tout cas d’être comparé un discours délirant. » (Jacques Lacan, Séminaire III, Les psychoses, p. 150)

Mieux vaut savoir à quelle religion on voue secrètement un culte que se prétendre libre et affranchi au lieu même de son aliénation managériale inconsciente au "fondamentalisme de Marché"…

Ironiquement, ce même numéro de L'Express dans lequel figure l'interview du sceptique Raphaël Enthoven quant aux artifices des sciences de l'esprit vante en couverture les « nouveaux espoirs » en matière de troubles mentaux et même les « fantastiques progrès scientifiques en cours » en matière d'"imagerie cérébrale", de "psychiatrie génétique", d'"immuno-psychiatrie" et de "neuromodulation"

À l'heure de la crise généralisée du "soin" tant médical qu'éducatif et de l'agonie en cours de cet esprit religieusement humaniste de "service public" qui constituait il y a peu encore l'objet d'arrière-plan sur lequel prenait appui une foi confiante dans le souci éthique des institutions humaines tant nationales qu'internationales, faire l'apologie des progrès scientifiques de la psychiatrie tient manifestement du déni. Comment ne pas réaliser que ces gadgets technologiques relèvent surtout du fétichisme démissionnaire de cyniques égarés s'abandonnant à la perversion de leur époque ? Comment avons-nous fait pour passer par pertes et profits les questions subtilement éthérées que posaient ces concepts au charme suranné que sont l'"âme", la "psyché", l'"esprit", l'"essence", l'"être" ou le "sujet" ? À force que notre époque neuroscientiste mortifère s'acharne à prétendre rendre raison de la folie d'Éros Thanatos son envers serait-il comme le pressentait Freud dans son "Malaise dans la culture" sur le point de tous nous faire rendre l'âme ?...

"Veuillez rendre l'âme (à qui elle appartient)", titrait énigmatiquement le 2e album du groupe Noir Désir, bien avant que sous les coups de son chanteur Bertrand Cantat l'enchantée Marie Trintignant tragiquement ne rende la sienne…

Qu'on se le dise, à cheval entre philosophie et sciences plus encore que les autres spécialités médicales, cette discipline médicale génialement palliative du soin "psychique des esprits" nommée "psychiatrie" ne saurait véritablement progresser que dans la "médiation" confiante et l'"assomption" humaniste de son irréductible et paradoxale insensibilité aux progrès technologiques…

Plutôt qu'une simple praxis médicale ou médicamenteuse de l'apaisement des troubles psychiques, le soin psychiatrique des "esprits" se caractérise avant tout par le souci "médiumnique" de restaurer un lien réminiscent apaisé avec ces "archétypes" d'un autre "temps" qui nous constituent comme "sujet", "âme", "être", ou "esprit". Philosophie et théologie partagent avec la discipline psychiatrique ou psychanalytique cette expérience d’un lien salutaire "sympathique" étroit avec le souvenir d'auteurs, d'œuvres ou d'événements du passé - fussent-ils traumatiques - qu’il s’agira de "relire" et "réinterpréter" à la lumière du présent. (cf.  Métaphore informatique, médialité hiérarchique et spectres de Dieu: la rétroaction subjectivante, entre conversion informatique et relecture médiumnique)

Le psychiatre et psychanalyste suisse Carl Gustav Jung, disciple freudien au regard perçant et pionnier d'une "psychologie analytique" des "profondeurs" orientée par l'articulation entre "psyché" individuelle & "culture" collective entretiendra de vives controverses avec son maître Sigmund Freud au sujet notamment de son travail "numineux" sur les "archétypes" de l'"inconscient collectif"…

Le psychiatre et psychanalyste suisse Carl Gustav Jung, disciple freudien au regard perçant et pionnier d'une "psychologie analytique" des "profondeurs" orientée par l'articulation entre "psyché" individuelle & "culture" collective entretiendra de vives controverses avec son maître Sigmund Freud au sujet notamment de son travail "numineux" sur les "archétypes" de l'"inconscient collectif"…

Cité par la psychanalyste-philosophe Cynthia Fleury, elle-même inspirée dans ses travaux de jeunesse par l'étude du soufisme de l’orientaliste Henry Corbin, le psychiatre et psychanalyste Carl Gustav Jung écrivait en 1945 au spiritualiste Percival William Martin: « Ce qui m'intéresse avant tout dans mon travail n'est pas de traiter les névroses mais de me rapprocher du numineux. Il n'en est pas moins vrai que l'accès au numineux est la seule véritable thérapie et que, pour autant que l'on atteigne les expériences numineuses, on est délivré de la malédiction que représente la maladie. La maladie elle-même revêt un caractère numineux » (Carl Gustav Jung, lettre à P. W. Martin, 28 aout 1945, Correspondance, tome 2 : 1941-1949, p. 114, cité dans Cynthia Fleury, Ci-gît l'amer, p. 73)

Dans son livre intitulé "Du sacré - Sur l'irrationnel de l'idée du divin et de sa relation au rationnel", le théologien luthérien Rudolf Otto, spécialiste de l'étude comparée des "religions", "mystiques" et autres "spiritualités", élabore son concept original de "numineux" à partir des mots latins "numen": puissance agissante de la divinité, et "omen": présage. Sentiment emphatique diffus de puissance agissante d'une altérité radicale, le "numineux" permet d'approcher le phénomène religieux par sa face psychologique plus encore que par celle plus habituelle du théologique, entre illumination délirante effrayante & inspiration thérapeutique sympathique.

Le "numineux" est cette expérience collective salutaire d'une mystique "humaniste" confiante dans les capacités du groupe social à "tolérer" l'humain jusque dans ses plus grandes faiblesses et dépendances, jusque dans ses aliénations les plus folles. Les théologiens et autres sorciers des religions humaines ont grandement participé du développement de cette "croyance numineuse" mais cette dernière n'est certainement pas réductible aux bondieuseries et autres superstitions qui ont conduit à la formule nietzschéenne de la "mort de Dieu".

En matière d'humanisme le seul progrès véritable est paradoxalement celui qui humblement prend acte de l'absence de progrès de la nature humaine. Croire en "Dieu" justement parce qu'en demeurant "autre" à toute nomination ou représentation, "autre" même à lui-même, il n'existe "subjectivement" qu'en "ek-sistant" à sa propre existence, c’est-à-dire en n'existant pas "objectivement". Telle pourrait-être la formule paradoxale de la "mystique du numineux"…

L'"inquiétante étrangeté" du sujet à lui-même décrite par Freud que Lacan poussera jusqu'à cette « véritable formule de l'athéisme » révélant que « Dieu est inconscient » (Jacques Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 70) renvoie l'humain à ce temps de l’Antiquité grecque de l'immanence de l'accès à l'altérité divine en soi-même. Ainsi "croire en Dieu" pourrait être une formule synonyme de la sacrosainte notion psychologique athée de "confiance en soi", la sécularisation par le concept ricœurien d'"ipséité" de ce "soi" jungien inconscient renvoyant mystérieusement au "numineux" divinement spirituel…

« Peter Sloterdijk convoque le concept de "numineux" décrit par Rudolf Otto comme expérience affective du sacré ou comme mysterium tremendum, mélange d'effroi et de mystère obscurément joyeux et désirable, et le confronte au "lumineux" décrit par Dante Alighieri comme attribut de Lucifer, cet ange porteur de lumières dont la chute creuse l'enfer. Le porteur "lumineux" des lumières de la raison figure paradoxalement dans "La divine comédie" de Dante un maître incontesté des enfers. Tout se passe comme si l'obscur théopoète "numineux" se révélait paradoxalement plus clairvoyant que le scientifique "lumineux", ce fanatique œdipien de la raison voué quant à lui à l'aveuglement subjectif », écrivais-je encore dans ce même article déjà cité au sujet d'Adam Smith publié quelques semaines avant mon licenciement et le remplacement de la fonction de "psychiatre humaniste" par celle de "case manager": David Hume & Adam Smith, interprètes amicaux de l’affect spinoziste, une théorisation féconde de l’imaginaire fictionnel des sentiments et de la sympathie utilitariste transférentielle de l’âme & du corps.

Sorte d'"archétype" du registre sacré magico-religieux ce concept de "numineux" cher au psychiatre-psychanalyste Carl Gustav Jung rejoint l’"imaginal" conceptualisé à la fois par le philosophe des sciences Gaston Bachelard (cf. Malaise dans la "transition" culturelle, 3. Transition "imaginale" bachelardienne) et par l’orientaliste Henry Corbin. Tels d'humbles derviches tourneurs Jung, Bachelard et Corbin semblent graviter autour d'un même astre spirituel, imaginal et numineux. Le concept d'"Ange" chez Corbin comme celui de "Soi" chez Jung sont tous deux rapportés par leurs auteurs respectifs au concept d'"archétype". Cet élément imaginal bien plus qu’imaginaire se situerait à l’interface "transitionnelle" du ciel des idées métaphysiques et de la matérialité physique terrestre, entre altérité sociale inconsciente obscurément "numineuse" et moi individuel conscient aveuglément "lumineux", entre contenu "latent" en attente d’élaboration et phénomène "manifeste" possiblement trompeur.

Mise à l'écran par le cinéaste Denis Villeneuve, "Dune" est une œuvre à résonance biblique écrite dans les années 60 du siècle dernier par l'auteur de science-fiction californien Frank Herbert, connu aussi pour avoir été un psychanalyste jungien sensibilisé au nouage des questions posées par la psychiatrie, l'antipsychiatrie, l'écologie, l'intelligence artificielle et le fanatisme religieux. Recommandé par feu mon père tandis que j'étais encore adolescent, le cycle "Dune" s'apparente à la quête spirituelle essentielle d'un "numineux" éthique et thérapeutique nuancé, consciente on l'espère de sa possible dimension fanatique mortifère inconsciente…

Aux confins du religieux et de la psychanalyse cet "archétype du numineux" est une représentation imaginale diffuse d'une altérité impossible à représenter. Autour de cette représentation diffuse imaginale et singulière de l'altérité radicale s'orienteraient - c'est ici l'hypothèse que nous formulons - les formes structurales d'individuation des "êtres" classiquement nommées "psychose", "névrose" ou "perversion"

L'islamologue corbinien Mohammad Ali Amir-Moezzi rappelle que la mystique musulmane soufi chiite considère Ali, gendre de Mahomet et imam par excellence, comme une figure théophanique au même titre que Jésus, c'est-à-dire une figure qui manifeste ce qui peut être manifesté de Dieu. Selon Amir-Moezzi, tout comme Aron par rapport à Moïse ou les apôtres par rapport à Jésus, Ali serait pour les chiites cet imam à l’"esprit" théophanique immanent de l’herméneutique du sens caché du message divin quand Mahomet incarnerait davantage la "lettre" transcendante manifeste d'une parole divine prophétique.

La psychanalyse doit beaucoup à cette culture de la relecture religieuse de la dialectique du "latent" et du "manifeste", et tout porte même à croire que la différence principale entre logique "psychotique" et logique "névrotique" - dialectique au sein de laquelle s'inscrit en la bousculant quelque peu le concept d'"autisme" lui-même - tient aux places respectives que le "sujet" accorde à la "réalité" scientifique manifeste et au "numineux" humaniste latent.

La "psychose" renverrait ainsi à l'"imaginal" corbinien archaïque de l’"âme" dans ses rapports avec un spirituel religieux "philo-soufique" - tout porte à croire en effet avec Corbin que le "soufisme" perse et la "sophia" grecque se répondirent en écho - tandis que la "névrose" - étymologiquement rattachée elle plutôt à une affection des "nerfs" - pointerait au registre de la "naturalisation" d'une "psyché" par sa connexion nerveuse imaginaire avec une matière grise cérébrale.

Tout se passe comme si les manifestations pathologiques de la pensée "psychotique" traduisaient la résurgence d'une forme "numineuse" d'altérité forclose, comme si la mondialisation dans l'époque contemporaine en proie à une épidémie de "psychose" complotiste était une conséquence du rejet du "numineux" dans les profondeurs d'une effroyable "hantise"…

La série australienne "Wakefield" met en scène un infirmier psychiatrique "humaniste numineux" d'origine indienne aux prises à la fois à la "folie" de ses patients, à celle de psychiatres égarés dans leur mécréance pseudoscientifique, à celle d'une équipe soignante en proie au zèle jaloux du management, et à sa propre sensibilité pathogène à une petite musique "numineuse" qui tout-à-la-fois l'oriente et le désoriente, l'éclaire et l'illumine…

L’"imaginal" corbinien esquisse une sorte d'"espace transitionnel" apaisé, entre psychose religieuse possédée par le "numineux" et névrose scientifique obsédée par le "lumineux". Cet espace transitionnel imaginal dialectique est celui qui donne sa consistance véritable aux pratiques psychanalytique et psychiatrique, sensibles à la fois à l’intelligibilité singulière propre à l’esprit et à l’exigence d'une référence scientifique. Ce tiers lieu préserve à la fois du dogmatisme religieux et des dogmatismes psychanalytique ou psychiatriques. Il permet de croiser ce conflit de "thêmata" réel/symbolique - conflit ayant la fâcheuse tendance de graver l’opposition psychose/névrose dans le marbre structuraliste - avec la fameuse dialectique aliénation & séparation explorant au contraire les transitions paradoxales qui subtilement toutes deux les noue.

Cet espace transitionnel imaginal corbino-winnicottien non réduit à un imaginaire déconsidéré ouvre ainsi la voie à un chemin menant à la fois à une psychanalyse affranchie de ses formes structuralistes étroites et à une psychiatrie résolument humaniste soucieuse de prendre soin des esprits sans céder aux sirènes assourdissantes des classifications nosographiques psychiatriques qui enferment leurs patients dans la maladie qu'elles prétendent soigner. (cf. Obsession de l'obsolescence et de la dé-complétude des "diagnostics" psychiatriques, 3e partie: de la bougie à l'électricité, éclairage de l'opposition Psychose / Névrose)

De son côté le philosophe et essayiste allemand Peter Sloterdijk entrevoit une continuité entre le concept de "therapeia theon" mentionné dans l’Euthyphron de Platon et désignant le soin scrupuleux des protocoles du "service religieux" et cet autre concept de "vera religio" apparu sept siècles plus tard sous la plume de Saint Augustin. « On perçoit dans la "religio" augustinienne un écho lointain, mais distinct de la "thérapie" grecque. » (Peter Sloterdijk, Faire parler le ciel, p. 49) Selon lui « quand Augustin des premiers temps professait la "vraie religion", on avait encore affaire à un zélateur juvénile effectuant ses exercices platoniciens. Ils devaient mettre en pratique l'idée que la vérité avait son domicile en "l'homme intérieur". » (Ibid., p. 50)

Le soin psychique qui m’est cher s’inscrit dans la filiation de ce double mouvement, à la fois "thérapeutique" comme soin scrupuleux ritualisé de recommandations éthiques sacrées et "religieux" comme quête d’une vérité immanente paradoxalement tout-à-la-fois universelle & singulière émanant d'une part humaniste divine siégeant au cœur intime de l’homme…

Filmée en 1897 par Alexandre Promio de l’équipe des frères Lumière, cette vidéo illustre une de ces époques semble-t-il aujourd'hui révolues de la coexistence multiethnique pacifique et tolérante dans la ville sainte de Jérusalem d'habitants modernes ou traditionalistes, de confession juive, chrétienne aussi bien que musulmane. « Posée sur la plateforme du train Jérusalem-Jaffa, la caméra capte les visages d'une société citadine en mouvement, tiraillée entre occidentalisation et patrimonialisation, modernité et traditions religieuses », commente Vincent Lemire dans la bande dessinée "Histoire de Jérusalem" (Vincent Lemire et Christophe Gaultier, Histoire de Jérusalem, p. 197)…

Au nom de petites différences qui depuis des siècles les distinguent nombreux sont les différends schismatiques qui au sein des religions du livre bêtement se déchirent. Dans "Malaise dans la culture" Freud qualifie à de « narcissisme des petites différences » cette passion triste qui ne cesse de contrarier les nombreuses expériences de coexistence pacifique inscrites dans l’histoire. Par-delà les croisades et autres reconquêtes la ville sainte de Jérusalem sacrée pour les trois cultes monothéistes et leurs nombreuses chapelles schismatiques n’a-t-elle pas connu nombre de périodes fastes caractérisées justement par l’apaisement des tensions confessionnelles ? Comment ne pas constater le lien thérapeutique fédérateur que ce concept de "numineux" s’emploie à tisser autour du combat éthique intérieur qu’à l’instar d’Augustin d'Hippone adressant à Dieu ses confessions mènent aussi bien les disciples des trois religions du livre que les moralistes des philosophies de l’éthique et même les analysants adeptes de l’herméneutique psychanalytique ?

« La plupart des emplois "essentiels" sont en fait une déclinaison de la chaîne du soin : s’occuper de quelqu’un, soigner un malade, enseigner à des élèves, déplacer, réparer, nettoyer et protéger des objets, pourvoir aux besoins d’autres êtres ou leur garantir les conditions dans lesquelles ils peuvent s’épanouir », note très justement l'anthropologue David Graeber, auteur de "Bullshit Jobs" et de "Bureaucratie" que nous citions déjà dans notre précédent chapitre. (David Graeber, Vers une "bullshit economy", Libération, 28 mai 2020) Nombreuses en effet sont les professions mal rémunérées ou les activités "essentielles" déconsidérées qui gravitent autour de ce soin conçu comme éthique thérapeutique exigeante d'un service public bien compris.

La moderne "désinstitutionalisation" par la financiarisation ultralibérale des "avoirs" capitalistes et l'émergence partout dans le monde de leaders "autoritaires" de partis d'extrême droite promettant de venger des populations "humiliées" par ce capitalisme débridé auront-elles raison des principes "essentiels" de la démocratie et de l'"universalisme" républicain ?...

Psychanalyste nourrie de philosophie politique et penseur "humaniste" du soin psychique dans l'époque, Cynthia Fleury pose un regard inquiet sur la question tant individuellement psychique que collectivement politique de l'"amertume ressentimiste", et articule celle-ci à cet autre questionnement plus spécifiquement psychanalytique de la "sublimation" comme "ouverture" philo-soufique d'inspiration corbinienne au "souci éthique" d'une pratique digne de ce nom, très justement nommée "clinique de la dignité"…

Psychanalyste nourrie de philosophie politique et penseur "humaniste" du soin psychique dans l'époque, Cynthia Fleury pose un regard inquiet sur la question tant individuellement psychique que collectivement politique de l'"amertume ressentimiste", et articule celle-ci à cet autre questionnement plus spécifiquement psychanalytique de la "sublimation" comme "ouverture" philo-soufique d'inspiration corbinienne au "souci éthique" d'une pratique digne de ce nom, très justement nommée "clinique de la dignité"…

Le "ressentiment" est une souffrance narcissique pouvant conduire malgré "soi", individuellement et collectivement, à l'impasse de l'"égoarchie", cet autoréférencement généralisé supposé restaurer la confiance en soi par la "réification" narcissique d'une image de soi chosifiée. Cette forme de délire complotiste paranoïaque légitimé par la certitude post-traumatique d'une "attente déçue" a la particularité de n'être en rien l'exclusivité de patients classiquement désignés comme "psychotiques". Délire normal ordinaire de tous ceux qui se sont un jour sentis humiliés de n'avoir pas été reconnus à leur juste valeur, le "ressentiment" a cet intérêt trans-nosographique de représenter une sorte de plaque tournante "transitionnelle" située à la croisée des logiques psychotiques, névrotiques et perverses.

Lorsque dans "Ci-gît l’amer" la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury « considère que la lutte contre le ressentiment est l’objet premier de la cure analytique » (Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, p. 60), précisant d’emblée « je crois aussi qu’il n’y a pas de réparation au bout du chemin », elle inscrit le "soin psychique" comme traitement essentiellement palliatif avant éventuellement de pouvoir prétendre au curatif.

Il s'agit pour elle de retrouver cette vertu essentielle de l'"humilité", déconsidérée voire "dénigrée" par une modernité aveuglée par cet anticléricalisme primaire précisément lui-même "ressentimiste". Le propre du sujet ressentimiste est d'être certain que seul le récit rationnel linéaire implacablement "lumineux" qu'il s'est construit pour restaurer sa faille narcissique est vrai. "Dénigrant" tous ceux qui pourraient en interroger le bien fondé, rejetant la dimension "numineuse" du langage et ses effets poétiques de malentendu inconscient, le "ressentimiste" s'enferme dans un autoréférencement "autistique", se coupant dès lors de tout lien avec les autres. Des autres en mesure de lui prodiguer ces quelques soins qu'il semble réclamer de ses vœux il s'obstine à affirmer définitivement n'en avoir cure.

Le "soin psychique" consiste à tenter de maintenir ouverte la possibilité d'un lien de confiance "transférentiel" à autrui, non parce que ce dernier serait magiquement curatif, mais précisément parce que l'"humilité" qu'il oppose à la suffisance égotique autoriserait - quand bien même l'attente folle d'une restitution ad integrum nécessairement sera déçue - à "prendre le large" de l'imprégnation "numineuse" d'une "croyance océanique". « Le besoin d'Océan vient pallier pour chaque homme le sentiment abandonnique inaugural, sentiment qui ponctue sa vie, comme un refrain triste lui rappelant que le compte à rebours existe et qu'il n'y a du sens ni du côté de l'origine ni du côté de l'avenir, seulement peut-être dans ce désir d'immensité et de suspens que peut représenter l'eau, la mer, l'Océan. » (Ibid., p. 14)

Cynthia Fleury rejoint ici Victor Hugo décrivant dans William Shakespeare ces hommes-océans qui à l’instar aussi de Dante ou Michel-Ange « fabriquent l’œuvre immense, qui touchent la grâce alors même qu’ils sont face à l’abîme. » (Ibid., p. 52) Tout comme la maladie ou la souffrance laissent entrevoir le vertige de la mort comme destin ultime, l'océan même paisible représente la menace d'une tempête déchainée ou de courants conduisant à une noyade certaine. Le spectacle ininterrompu de vagues océaniques successives se fracassant sur les rochers dans un bruit assourdissant renvoie ainsi tout-à-la-fois à l'expérience humble de notre vulnérable petitesse et au sentiment vague de prendre de la hauteur et entr'apercevoir par-dessus le guidon de notre vie courante fragmentée habituelle un point de vue "humaniste universel" embrassant l'"espace" comme le "temps"

Que puis-je savoir?, Que dois-je faire?, Que m'est-il permis d'espérer?, voici quelques réponses "sublimement" obsédantes du génie révolutionnaire de l'éthique de la "raison universelle" nommé Emmanuel Kant…

Que puis-je savoir?, Que dois-je faire?, Que m'est-il permis d'espérer?, voici quelques réponses "sublimement" obsédantes du génie révolutionnaire de l'éthique de la "raison universelle" nommé Emmanuel Kant…

Grand maître dans l'art d'interroger par la "critique" les "a priori transcendantaux" qui tout-à-la-fois limitent et autorisent l'accès à la connaissance, le philosophe piétiste Emmanuel Kant qui s'est employé sa vie durant à ne jamais s'écarter du piétinement quotidien minuté de ses trajets réguliers évoquera lui aussi la métaphore de « l'océan immense soulevé de fureur » (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Première partie, Critique de la faculté de juger esthétique, Livre II, Analytique du sublime, p. 71) pour décrire son expérience toute mentale de l'illimité "sublime".

Du latin "sublimis" : "suspendu dans les airs", "qui va en s’élevant", le "sublime" renvoie à un "grandiose" voire selon le philosophe irlandais du XVIIIe siècle Edmund Burke, auteur de "Recherche philosophique de nos idées du Sublime et du Beau", à une « terreur délicieuse » se distinguant de la douceur seule ressentie dans l’expérience du "beau".

« Agit, comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » (Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, alinéas 26, 27 et 29, Pléiade T. II, p. 284-285), cet impératif catégorique kantien souligne la dimension résolument "immanente" de l'éthique kantienne de la morale, paradoxalement tout-à-la-fois et singulière et universelle

Juge de la "raison" par la "raison" elle-même, critique rationnel de cette "métaphysique" du suprasensible qui demeurera pourtant sa vie durant la seule maîtresse qu’on lui ait jamais connue, dans sa célèbre "Critique de la faculté de juger", Kant reprendra l'analyse de Burke pour la conduire jusqu'à l'éveil moral du "sentiment de respect". Expérience de « ce qui est absolument grand » et dépasse tant notre "entendement" conceptuel que notre "imagination" sensible, le "sublime" kantien invite par la "raison" à assumer les limites de notre accès au réel, et à s'orienter avec elle vers l’"intelligible" et la "morale", où règne cette loi "universelle" à laquelle nous devons nous soumettre si nous souhaitons devenir "libres". Libérant à la fois du dogmatisme qui enferme et du scepticisme qui égare, la loi morale universelle de la raison pratique qu'en bon piétiste Kant se donne à lui-même n'interdit pas en effet l'exercice de son penchant naturel irrésistible vers la "metaphysica naturalis", et, telle une boussole pour un grand navigateur, permet même la pratique de l'exploration rationnelle des grandes largeurs obsédantes de cet étrange et sublime "numineux métaphysique"

Forme délicieuse d'"humiliation" de la toute-puissance humaine, l'expérience kantienne du "sublime" ouvre avec "humilité" vers la "raison pratique" universelle "numineuse" du sentiment "moral" "humaniste"…

« J'entends par idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la doctrine d'après laquelle nous les envisageons dans leur ensemble comme de simples représentations et non comme des choses en soi, théorie qui ne fait du temps et de l'espace que des formes sensibles de notre intuition et non des déterminations données par elles-mêmes ou des conditions des objets considérés comme choses en soi » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Dialectique transcendantale, Livre II, Chapitre 1, p. 299)…

La raison kantienne permet de s’orienter et naviguer dans un monde de représentations dont certaines transcendent la raison par les « a priori » qu’elles lui imposent. Le transcendantal kantien ne désigne pas la transcendance divine, il la dépasserait même plutôt en ramenant in fine cette dernière à ce registre des « a priori » indémontrables qui comme le temps et l’espace se révèle nécessaire à l’exercice de notre entendement sans que ce dernier par la pure raison ne puisse jamais les établir.

Traduites en termes lacaniens, les "critiques" kantiennes de la "raison" permettent de comprendre que nous n’avons jamais accès directement ni au "réel" ni au "symbolique" mais seulement à l’"imaginaire" des "semblants" de nos représentations de ces derniers. En connaissance de cause pourtant, lorsqu’elle est convenablement appliquée à ces représentations imaginaires indépassables, la raison kantienne permet en pratique néanmoins d’accéder à cette liberté sublime de s’extraire des dérives imaginaires de la superstition ou de la mauvaise foi.

Le concept de "sublime", comme du reste celui de "beau", nomment tous deux une expérience esthétique dite « universelle » et « sans concept »; "universelle" en ce qu'elle "transcende" le goût particulier ou le désir singulier propre à chacun, et "sans concept" car elle "transcende" aussi l’exigence de conformité à l'"idée" toute faite que l'on pourrait en avoir a priori. Ainsi l'expérience esthétique du beau et du sublime ouvre l'imaginaire sensible à la vision unitaire et harmonieuse de son propre dépassement, sous la forme d'un sentiment "océanique" désintéressé, tout-à-la-fois "sympathique" au sens de Hume et "universel" au sens de Kant

Dans "Malaise dans la culture" Freud mentionne ce "sentiment océanique" que l'écrivain pacifiste Romain Rolland définissait comme « en-deçà du sentiment religieux » dans la correspondance sur le religieux qu'ensemble ils entretinrent suite à la publication par Freud de "L'Avenir d'une illusion". C'est à partir de ces réflexions sur le "culturel" comme évolution du "cultuel" que Freud forge dans "Malaise dans la culture" son concept majeur de "sublimation". À sa suite l’orientaliste Cynthia Fleury rapproche cette forme paradoxale de "spiritualité athée" propre à l'"océanique" chez Hugo - contemplant l’océan depuis le "lookout" de son exil à Guernesey - des notions d’"Ouvert" chez Rilke et de "numineux" chez Otto et Jung…

La "sublimation" freudienne se présente ainsi comme la quête spirituelle en soi-même des « a priori » "imaginaires" ou "fantasmatiques" qui révèlent à lui-même ce "soi inconscient" qui transcende le "moi conscient" de la mêmeté narcissique individuelle. L’ouverture à "soi" que propose la psychanalyse invite à transiter par-delà les frontières spatiales et temporelles du "moi" dans le grand large "numineux" du "sublime" universel.

« La sublimation c'est une articulation avec le temps », précise encore Cynthia Fleury, comme en écho aux thèses kantiennes, dans l'interview qu'elle donne à l'influenceur-philosophe de la méditation Fabrice Midal. (cf. vidéo sur sa chaine YouTube, Se libérer du ressentiment - Dialogue avec Cynthia Fleury)

Praticien de l'art "sublime" de "différer" dans le "temps" la revendication "ressentimiste" d'une "reconnaissance" absolue immédiate du bienfondé de son "délire", le "soignant" peut se contenter avec le sujet en proie au "ressentiment" simplement d'en "rire", à condition toutefois au cœur de cette expérience joyeusement périlleuse de l'escalade spirituelle ascensionnelle du sublime de l'"assurer" « être simplement là, hors du jugement, dans la pure sympathie (au sens simplement d'être avec, sans nécessairement pratiquer une empathie plus dispendieuse), alors même qu'il est hostile. » (Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, p. 271) (cf. aussi notre série intitulée "le Temps de la Sympathie", depuis L’ordre de la Sympathie, une résonance dans le Temps; 1ère partie: Psychiatrie montaignienne et Sympathie freudienne, jusqu'à Odyssée en sympathie parmi les cours momentanés de valeurs intemporelles; 7e partie: éloge de la sympathie)…

Ce sentiment océanique de la "sublimation" par l'ouverture créatrice à l'étrangeté joyeuse d'un "rire" partagé en "sympathie" ne condense-t-il pas en effet la formule "magique" véritable de la "relation transférentielle thérapeutique" ?...

Comme son nom l'indique en effet, pour peu toutefois qu'on ne soit pas trop sensible à cet "ennui" qu'on appelle "mal de mer" ou "mal au cœur", l'air marin du grand large océanique inviterait plutôt à bien "se marrer". Selon le dictionnaire en effet, "se marrer" traduit le fait de « rire de quelque chose qui devrait plutôt ennuyer ». Du "malaise dans l'être" ou du "mal-être existentiel" que traduit le concept de "nausée" chez Sartre il serait donc possible en toute "humilité" de "se marrer".

Le "rire" comme espace thérapeutique habitable partagé, l’"humour" comme "humilité" "humaniste" en partage (trois termes partageant en "humus" un étymon commun) et le "se marrer" comme médiation antinauséeuse de l'amertume s'opposent tous trois au « nosocomial psychique, (…) qui détruit la bonne ambiance d'un collectif de soin, explique Jean Oury - le harcèlement managérial, par exemple » (Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, p. 229), notion paradigmatique de la recrudescence actuelle des souffrances au travail, habituellement rapportée à un autre terme dérivé d’"humus", celui d'"humiliation"

Entre vent mauvais de l'accroissement technologique, industriel, managérial et culturel des pratiques "humiliantes" et instrumentalisation de l'"humiliation" par le cynisme antidémocratique des "politiques de l'humiliation", le philosophe de l'éthique Olivier Abel plaide magistralement la cause utopique d'un imaginaire d'"institutions non-humiliantes"…

Entre vent mauvais de l'accroissement technologique, industriel, managérial et culturel des pratiques "humiliantes" et instrumentalisation de l'"humiliation" par le cynisme antidémocratique des "politiques de l'humiliation", le philosophe de l'éthique Olivier Abel plaide magistralement la cause utopique d'un imaginaire d'"institutions non-humiliantes"…

« Ce n'est pas un hasard si les pays et les traditions qui ont le plus fortement réagi à l'humiliation coloniale, que ce soit dans le Proche-Orient musulman ou dans le marxisme chinois, sont aujourd'hui à la tête de la révolte contre l'idéologie universaliste des Lumières et des Droits de l'homme, perçus comme une humiliation culturelle » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 11), rappelle le philosophe ricœurien à la faculté de théologie protestante de Montpellier Olivier Abel.

L'auteur du remarquable "De l'humiliation" nous invite à répondre à la barbarie exacerbée des "politiques du ressentiment" en veillant d'abord à la priver de ce qui l'alimente: « il serait déjà urgent d'imaginer ce que serait une société dont les institutions (police, préfectures, administrations, prisons, hôpitaux, écoles, etc.) seraient exemplairement non-humiliantes. » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 17) "Primum non nocere", enseignait le médecin Hippocrate, et en effet, peut-être faudrait-il convenir avec Olivier Abel que la première chose à faire en matière de soin tant psychique que social ou politique serait d'intervenir au niveau "institutionnel" pour ne pas aggraver encore ce climat généralisé d'"humiliation" qui empoisonne l'époque.

Initialement conçues pour libérer l'humain des "pratiques institutionnelles humiliantes", les "autoroutes de l'humiliation" des réseaux asociaux numériques continuent de vanter la "désinstitutionalisation" néolibérale. Bien mal leur a pris, comme le rapporte Olivier Abel, « l'humiliation n'a pas disparu pour autant. Le paradoxe est que notre époque est marquée par une désinstitutionalisation généralisée et que l'humiliation semble y trouver des possibilités inédites, que rien ne vient freiner. » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 49)

Et en matière de paradoxe, les professionnels du "soin" l'éprouvent régulièrement, le pire est à suivre: « on peut se sentir humilié par quelqu'un qui ne fait rien pour nous humilier, on peut même se sentir d'autant plus humilié qu'il montre au contraire qu'il ne veut pas nous humilier. » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 62) Rien n'est opposable à ce sentiment d'humiliation car l'humiliation n'est ni quantifiable, ni mesurable, ni observable. Subjectivité pure, seule l'ouverture à une subjectivité "autre" peut éventuellement permettre de la dialectiser. Drapé dans son sentiment d'humiliation, le sujet humilié ne cherche plus à comprendre son humiliateur putatif, et en devient lui-même humiliant en ce qu'il prive à son tour son interlocuteur de cette subjectivité qui pourtant le défini. « Le regard humiliant ne voit pas le sujet, il ne voit dans l'autre au mieux que l'objet, le moyen, l'instrument, et au pire l'abject, le vil, le bas, le déchet, le rebut. L'humiliation désubjectivise autrui. » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 65)

Le cercle vicieux de l'humiliation s'est refermé sur lui-même, et dans cet univers désubjectivé du management "autistique" par l'euphémisation des "humiliations" guerrières la machine folle et infernale de la contagion complotiste haineuse mortifère n'a plus qu'à laisser dérouler son process pervers… (cf. cette autre série d'articles sur le "complotisme" nommée "Éloge d'une psychiatrie suffisament folle", depuis Entre complotisme paranoïaque coanimé par la haine de l'autre & élan de sympathie envers autrui, le hiatus subtil d'une paradoxologie morale et psychiatrique  jusqu'à Éloge à l’ère des plateformes d’une psychiatrie suffisamment "folle", 5e partie, licencieusement amputée par le "New Public Management" (NPM), contemporain celui-là de mon humiliation par la sauvagerie de mon licenciement)

Seule alternative en mesure selon Olivier Abel de faire barrage à ce cercle perversement vicieux, l'utopie "numineuse" et "sympathique" en partage d'une refondation institutionnelle "non-humiliante"

Mobilisons aujourd'hui la résistance de nos poètes de la "culture" afin qu'ils favorisent un retour à l'"esprit" transitionnel des Lumières et à sa "laïque" et respectueuse promotion institutionnelle de la "coexistence" pacifique des cultures, en veillant scrupuleusement bien sûr à ce que le zèle de son application à la "lettre" ne retourne point trop non plus cet "esprit" numineux en son envers pervers de la domination par l'"humiliation culturelle"… 

Très bel hommage de "Feu! Chatterton" aux poètes intemporels de la résistance à l'oppresseur temporel, à feu! Missak Manouchian et ses camarades de l’"Affiche rouge", à feu! Louis Aragon et feu! Léo Ferré qui les chantèrent, à feu! Thomas Chatterton, jeune poète anglais du XVIIIe siècle très tôt disparu qui avant "Feu! Chatterton" inspira feu! Serge Gainsbourg et feu! Alain Bashung, et à tous les théopoètes bien vivants qui s'inspirent au présent de feu les disparus du passé pour expirer, exprimer ou exclamer ces lendemains futurs seuls à même de réenchantent le monde!…

« Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir "comment les choses se sont réellement passées". Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. » résumait Walter Benjamin (Walter Benjamin, Œuvres III, Sur le concept d’histoire, aphorisme VI).

La psychanalyse nous le rappelle, la relecture "après-coup" des souvenirs qui surgissent du passé ouvre des perspectives inédites d’avenir. À chaque époque le spiritualiste s’inquiète des mutations sociales en cours en ce qu’elles risquent de compromettre la forme traditionnelle de transmission du capital culturel, à chaque époque cette inquiétude réactionnaire précipite la relecture vivifiante qui ravivera l’élan progressiste. Et paradoxalement dans l'après-coup on pourra dire de ces mutations inquiétantes qu'elles s’inscrivaient déjà dans cet élan de progrès…

Dans sa remarquable synthèse intitulée "Le "wokisme", déconstruction d’une obsession française" le journaliste au Monde Nicolas Truong que nous avions déjà rencontré à propos de l’œuvre singulière du penseur Bruno Latour rappelle l'histoire du concept de déconstruction. « La "déconstruction" est une méthode utilisée par le philosophe français Jacques Derrida (1930-2004) pour interroger les fondements des concepts métaphysiques, contester notamment l’autorité de la parole sur l’écriture et révéler le "phallogocentrisme" dominant dans la philosophie occidentale. Le mot "déconstruction" traduit le terme polysémique "Abbau", que le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) employait justement comme alternative au terme "Destruktion". Un mot qui, dans sa pensée, ne signifiait pas une "démolition" de la métaphysique, même si Heidegger savait, comme disait Nietzsche, ce que voulait dire « philosopher à coups de marteau ». Et qui ne témoignait pas d’une volonté d’annihiler le passé, mais, au contraire, d’une « intention positive », celle de « rendre à la tradition sclérosée sa fraîcheur et [de] décaper le revêtement qu’elle a accumulé avec le temps ». (Le « wokisme », déconstruction d’une obsession française, Nicolas Truong, Le Monde, 23 juin 2023)

Le débat quant à cette notion de "déconstruction" que reprennent en cœur aujourd’hui des "antiwokistes" plutôt référencés à droite voire à l'extrême droite des échiquiers politiques s’est en effet considérablement dégradé. Et curieusement, « avocats et adversaires du wokisme partagent un même mot d’ordre. Il faut, affirment-ils tous, "reconstruire" après avoir "déconstruit" », explique le romancier et essayiste Philippe Forest, auteur de "Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke". « Analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif dans lequel nous pensons », telle était pourtant la définition proposée par Derrida lui-même pour son concept de "déconstruction".

Mettre au jour par l'"analyse" ces conflits de "thêmata" qui participent de la trame sous-jacente "subtile" qui structure à notre insu nos discours, ce pourrait être une définition de la psychanalyse. Cette pensée derridienne invitant à la manière de Montaigne à s'essayer au débat entre "modérés" curieux des thèses qui s'affrontent, ce pourrait être tout aussi bien une définition aussi de la philosophie. Il semble pourtant qu'avec le "wokisme" ces deux nobles disciplines soient menacées aujourd'hui de passer de mode.

Comme nous le mentionnions déjà dans le premier chapitre de notre série sur les transitions culturelles en cours, ces philosophes de la "French Theory" au nombre desquels compte Jacques Derrida « sont des penseurs qui s’efforcent de troubler, voire d’effacer, les notions d’identité et de sujet », précise le philosophe des sciences Jean-François Braunstein, auteur de "La Religion woke". Ces intellectuels capables de manier « une pensée ironique et interrogative » tranchent, selon lui, avec « la bonne conscience satisfaite » des militants "woke".

Dans un chapitre intitulé "Déconstruire l'histoire et les mécanismes de l'humiliation" Olivier Abel note à propos de l'"humilité" comme insensibilisation à l’"humiliation" : « je crains que nous ayons "orwellisé" le passé "chrétien". » (Olivier Abel, De l'humiliation, p. 120) De quoi s'agit-il ? Que signifie donc ce passage du nom propre de l'auteur majeur dans "1984" de la critique impitoyable des totalitarismes au minorisé commun de la réduction révisionniste ? Olivier Abel reprend la critique des "Testaments trahis" de Milan Kundera fustigeant la "réduction" orwellienne à sa "propagande" vulgaire: « Ce mal, c'est précisément la réduction de la vie à la politique et de la politique à la propagande. Ainsi le roman d'Orwell, malgré ses intentions, fait lui-même partie de l'esprit totalitaire, de l'esprit de propagande. » (Milan Kundera, Les Testaments trahis, p. 261)

Effroyable critique, tellement juste pourtant. Tout comme Victor Klemperer débusque lui-même les logiques nazies de partisans patentés de la "dénazification", Kundera se méfie des "antifascistes" qui au service de leur noble cause se compromettent à leur insu dans le totalitarisme manichéen. De même Olivier Abel interroge l'"anticléricalisme" primaire qui "orwellise" la richesse complexement paradoxale des cultures religieuses chrétiennes. L'"humilité" dans la charité chrétienne assure la protection du prochain de nombre de pratiques "humiliantes", quand bien même elle professait aussi dans la "kénose" une "humiliation de soi" paradoxalement des plus sévères…

Assimiler "wokisme" et "déconstruction" s'avère extrêmement réducteur. Les manifestations les plus problématiques de ces nouveaux militants de l’émancipation font l’objet de réserves et de critiques de la part des adeptes de la "French Theory" eux-mêmes. Derrida ne se reconnaitrait pas sans doute dans nombre de propos outranciers se réclamant du mouvement "woke". Le cartésien Denis Kambouchner dénonce « une hypersensibilité de nature à rendre impossible toute communication sereine entre personnes diversement catégorisées », estimant ainsi que « les antiwokes n’ont pas tort de parler à cet égard d’un néopuritanisme, dont les racines dans les pays concernés sont évidemment très anciennes. »

Sorte de "wokisme" se proposant de réveiller la philosophie de l'"emprise" exercée par la culture derridienne de la "déconstruction" et de déboulonner la statue du "nazi" Heidegger, le projet de "dénazification" de la philosophie des Faye père & fils ne serait-il pas - comme le suggérait Klemperer - victime lui-même de l'envers "nazi" qu'il dénonce, et de son propre penchant latent vers un idéal "néopuritain" de purification d’une "race pure" de philosophes?...

Revenons un instant à l'œuvre de Martin Heidegger. Quelle était cette thèse heideggérienne du nouage d'Être & Temps ? Quel pouvait bien être ce "thêmatum" qui travaillait Heidegger au corps?...

« L'élaboration de la question de l'être est l'objet du présent travail, son but provisoire est de fournir une interprétation du temps comme horizon de toute compréhension de l'être. » Être veut dire temps, la narration dans le temps est constitutive de l'être, c'est tout le sens de l'énigme temporelle qu'Œdipe résout avant de trébucher lui-même dans les pattes folles de son propre narcissisme anhistorique.

N'en déplaise à notre cher Hervé Mazurel critique à juste titre de la prétention universalisante transhistorique dans la psychanalyse du "complexe d'Œdipe", bien plus qu'à la relation triangulaire de l'enfant avec son papa et sa maman, la portée universelle de ce "complexe" tient à la mise en scène qu'il opère de l'articulation énigmatique du "temps" & de l'"être", des "générations" successives & des "identités" narratives, le tout sur fond de méconnaissance de l'intrication de la "science" la plus lumineuse avec son envers "inscient" le plus obscur. (Cf. L’Égalitarisme à l'heure des Inégalités? La perte du Nord comme Pôle? La Crise? L'Inscient !)

La merveilleuse "science" qui permet à Œdipe de résoudre l'énigme du Sphinx est aussi son handicap le plus sévère. Fort en thèmes se sachant "Haut Potentiel Intellectuel" il en oublie son ignorance des "thêmata" qui plus "subtilement" l'affectent et l'animent… (cf. Narcissisme clair-obscur de la Sympathie & énigme œdipienne du Temps, entre révolution humienne et relecture diagnostique)

« Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif », dira le heideggérien Paul Ricœur. Le rythme musical mathématique d'un tempo répétitif crée les conditions d'un appel à la conscience de l'être, comme souci de ce temps en transition qui entre présent, passé et futur serait en passe de passer. La question ontologique de l'être et la question épistémologique du temps se font écho, renvoyant sciences et techniques aux a priori théologiques qui les sous-tendent… (cf. aussi Ethique de la Sympathie & Esprit du Temps; 4ème partie: Le temps, un ordre écrit à l’encre sympathique et Les confins moraux et éthiques de la sympathie; 6e partie: de l'empathie à la sympathie, entre subjectivité cognitive & objectivité émotionnelle)

« Le Dasein ontologiquement compris est Souci. » (Heidegger, Être et Temps, p. 91) Or le souci du soin "sécure" définit précisément ce dont tout soignant en bon "curé" est "curieux", car du "care" lui en a "cure", à l'inverse du manager nazi "insécure" qui parlant de "matériau" humain comme "ressource" à exploiter souffre manifestement d'"incurie" sévère…

Grand lecteur d'Heidegger, le grand penseur juif de l'éthique Emmanuel Levinas le résume fort bien: « La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d'une horreur de l'Autre qui demeure Autre, d'une insurmontable allergie. » (Emmanuel Levinas, La Trace de l'autre, in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger)

C’est ainsi que ce grand penseur nommé Heidegger - œdipien en diable - se livrera lui-même dans ses Cahiers noirs à des propos éhontément antisémites. La figure du juif calculateur apatride y apparaît notamment sous la forme du « sujet calculant, dépourvu de monde, dominé par la "machination" ». (Peter Trawny, Heidegger et l'antisémitisme: Sur les Cahiers noirs, p. 61) Heidegger attribue ainsi au juif mondialisé cette culture toxique de la langue machinique que Yann Diener, à la suite de Klemperer, situerait plutôt du côté du nazisme, tandis que de son côté l'anti-heideggérien Emmanuel Faye n’a de cesse de dénoncer la toxicité inhérente au langage heideggérien…

Comme c'est "curieux", Yann Diener comme Jean-Pierre Faye s’inspirent tous deux du travail de Victor Klemperer sur la langue toxique du IIIe Reich, mais la critique chez Diener du langage machine qui tend à abolir la parole au profit de la communication s’inscrit pourtant elle-même dans une perspective hautement heideggerienne…

Cofondateur & rival jadis de Jean-Pierre Faye au collège international de philosophie, Jacques Derrida est le penseur heideggérien par excellence de la médicale "déconstruction" des bons "mots" manichéens comme remède aux "maux" mauvais…

Cofondateur & rival jadis de Jean-Pierre Faye au collège international de philosophie, Jacques Derrida est le penseur heideggérien par excellence de la médicale "déconstruction" des bons "mots" manichéens comme remède aux "maux" mauvais…

« Le Dasein vivant la plupart du temps sur un mode "impropre", se convoque lui-même au nom de son "étrangeté essentielle" à quitter le "On", à quitter sa fascination pour le monde », peut-on lire dans l'article "Martin Heidegger et la question de l'existence" de l'encyclopédie libre & collective en ligne Wikipedia. L'inauthenticité du "On" chez Heidegger invite ainsi le "dasein" à se ressaisir en première personne et prendre la parole pour "déconstruire" précisément - selon la formule célèbre du heideggérien Jacques Derrida - cette logique du prêt-à-penser des novlangues totalitaires. Véritable "pharmakon" - autre concept derridien symbolisant l'intrication complexe du poison & du remède - l'œuvre de la sphinge Heidegger ne contiendrait-elle pas paradoxalement et le venin totalitaire et son antidote ?...

Concernant les "Cahiers noirs" et les arguments que nombre d'auteurs apportent quant à l'antisémitisme de Martin Heidegger on peut notamment lire ceci sur Wikipédia: « Peter Trawny [éditeur des "Cahiers noirs" et philosophe auteur de "Heidegger et l'antisémitisme"] pose la question de l'étendue de la "contamination" de la pensée de Heidegger par ce qu'il considère être un "manichéisme" antisémite. Au total, selon Étienne Pinat [philosophe et rédacteur en chef adjoint du site Actu-Philosophia], la contextualisation de ces passages des "Cahiers noirs" soulève un débat où s'affrontent le "déni" de l'antisémitisme de Heidegger et la réduction de sa pensée à celui-ci, illustrés respectivement par les analyses de François Fédier et d'Emmanuel Faye » (Article "Martin Heidegger", chapitre "Débats sur l'antisémitisme des Cahiers noirs", Wikipedia)

"Anatomie d'une chute", magnifique récit du procès judiciaire de l'"encouplement" dans le binarisme d'une lecture manichéenne des histoires conjugales complexes, sur fond d'humiliation sociale mortifère dans le silence politique assourdissant de l'édition humaniste. On aimerait un film de la même trempe complexe sur l'anatomie de la chute heideggerienne dans le manichéisme nazi…

"Manichéen" ou "machinique", le binaire à raison fait peur, mais Augustin d'Hippone déjà avait remarqué que c'est le "fanatisme" qui lui est rattaché qui confère sa dangerosité au "dualisme manichéen" tout comme au "binarisme prétendument anti-manichéen"…

Vladimir Jankélévitch évoquait les « études clairvoyantes de J.-P. Faye » (Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l'inachevé, p. 107). Parlant de « machines parlantes », (ibid. p. 108) faisant des « récitations » (ibid. p. 108), à l'appui de la thèse de Jean-Pierre Faye, il ponctue: « Nous sommes à la remorque du langage alors que nous croyons le conduire » (ibid. p. 109). Plus loin dans son texte il décrit le "libériste" et le "puriste" (ibid. p. 109) avant de conclure magistralement: « l'acceptation courageuse de cette impureté vitale que déjoue la tentation de la diabolique perfection et qui explique le mécanisme de la médiation, elle s'appelle tout simplement le Sérieux. » (Ibid. p. 112)

Cédant comme sans doute Heidegger lui-même à la "tentation diabolique" de "pureté", les Faye père & fils auraient-ils fini par manquer de "Sérieux" ?... (cf. aussi passages sur Jean-Pierre Faye dans "Déconstruction", un concept nazi? et dans le chapitre 6 de Popularité paradoxale de la notion de sécurisation du parcours de l'usager, quand protection des populations et spectre d'un certain neurocentrisme autistique troublent le génie démocratique des pérégrinations philosophiques à l'impromptu)

L’ex-maîtresse juive du nazi Heidegger et géniale philosophe nommée Hannah Arendt s’est faite connaître par sa thèse de la « banalité du mal » élaborée autour du procès Heichmann, ce dirigeant nazi chargé de la logistique du transport des juifs vers les camps de concentration nazis. Arendt met en lumière l’extrême banalité du chemin conduisant vers l’horreur de l’extermination génocidaire. Il suffirait - à l’occasion d’événements historiques ou idéologiques particuliers - de se laisser aller à penser que seule la raison instrumentale compte, et ne plus considérer la sensibilité empathique ou sympathique de la relation à autrui que comme pensée parasite, et se débarrasser au nom de l’efficacité de cet ingrédient pourtant si nécessaire à l’éthique "humaniste" de la socialité…

C’était paradoxalement la perspective aussi de l’antisémitisme heideggérien que de considérer la culture juive comme une culture mondialisée du calcul désincarné déraciné de la seule raison instrumentale. Nul décidément n’est prophète au pays étranger de sa propre conscience…

Sournoisement niché dans les petits détails des recoins obscurs de l'âme langagière humaine, l'enfer est loin d'être désappris. « J'observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l'usine, celle des brutes de la Gestapo et comment l'on s'exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage. Il n'y avait pas de différence notable. (…) Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles » (Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, p. 36), tous étaient comme contaminés par cette même novlangue nazie de la perversion de la raison instrumentale, et Heidegger lui-même tout aussi bien, de même que nous tous aujourd'hui avec cette novlangue informatisée décrite par Yann Diener.

« Mon premier geste quand je commence mes séances à l'hopital n'est (…) plus de parler avec un patient, mais bien de communiquer avec un ordinateur. » (Yann Diener, LQI, Notre Langue Quotidienne Informatisée, p. 14)

« Les derniers ministres de la santé ont depuis vingt ans, décidé de faire de l'hôpital public une entreprise. Un management brutal s'est alors imposé aux soignants comme aux personnels administratifs. Les nouveaux gestionnaires ont donné plus de moyens aux process d'évaluation ainsi qu'aux programmes tests des nouveaux modes de tarification; avec toujours plus de personnels pour s'occuper de formaliser des référents qualités, et toujours moins de moyens et de personnel pour les soins. » (Yann Diener, LQI, Notre Langue Quotidienne Informatisée, p. 83)

« L’abréviation moderne s’instaure partout où l’on technicise et où l’on organise », précisait déjà Klemperer au sujet de l'automatisation de la pensée et de la mécanisation de la personne comme instrument des novlangues totalitaires. « Pour traiter les TND, les CMPP seront transformés en PCO » (Yann Diener, LQI, Notre Langue Quotidienne Informatisée, p. 95), annonce quant à elle une circulaire du ministère de la Santé. (TND = "Troubles Neuro-Développementaux", CMPP = "Centres Médico-Psycho-Pédagogiques", PCO = "Plateforme de Coordination et d'Observation")

Vive les "plateformes"! Et si des soignants s'émeuvent de l'accroissement considérable du temps de codage, de la prolifération entêtante d'inutiles acronymes, ou de cette jargonaphasie qui envahit leur univers mental, le remède proposé consistera précisément à augmenter par ordonnance ministérielle la dose toxique prescrite: « pour gérer les soignants en temps de pandémie tout en réduisant encore les moyens, le ministère de la Santé vient de lancer une plateforme intitulée "Renfort RH Crise". Plutôt que de vraies créations de postes, nous avons donc droit à une plateforme - ce qui, en langage informatisé, signifie dévitalisé, dématérialisé. » (Yann Diener, LQI, Notre Langue Quotidienne Informatisée, p. 96)

Revenant sur l'histoire tumultueuse du mathématicien Alan Turing qui parvint à craquer les codes secrets nazis d'Enigma, Diener montre comment le langage scientifique de la "communication" rationnelle s'est peu à peu substitué au langage de la "parole" qui engage, tisse et noue avec autrui des liens affectifs signifiants. Le langage machine qui automatise l'information - sens originel du mot "informatique" - transformerait l'humain subtilement sympathique en automate autistiquement utile. Tout se passe comme si le langage de notre époque de la fin annoncée du feu de pétrole entrait en résonance avec celui de la période de l'entre-deux guerre qui vit peu à peu la "pédagogie curative" fondée par le psychiatre humaniste autrichien Erwin Lazar du début des années 30 succomber aux sirènes de la novlangue nazie de l'eugénisme euthanasique radical. Avec Erwin Jekelius, le "tueur en série du Steinhof" - du nom de l'hôpital pédopsychiatrique de Vienne -, et Hans Asperger, connu pour son tri savant des autistes utiles et des autistes inutiles, le Troisième Reich vouait les handicapés mentaux inutiles à l'extermination, comme le montre admirablement l'historienne Edith Sheffer dans Les enfants d'Asperger, le dossier noir des origines de l'autisme. (cf. Edith Sheffer, populismes totalitaires et autisme d'Asperger, des sympathies compromettantes)

Une question vertigineuse continue pourtant en sourdine de me tarauder. Lorsqu'à mon tour je dénonce avec acharnement les dérives langagières malsaines des managers de l'époque, ne suis-je pas comme les Faye père & fils entrain de "dé-fayir" et céder moi-même à la tentation diaboliquement ressentimiste de la pureté qui fut la marque de fabrique de la novlangue nazie?

Peut-être que d'"humiliation" en "humiliation", à force qu'on ne considère plus ce que j'avais à "dire" comme digne d'être "écouté", à force de ne pas être "entendu" en institution lorsque j'alertais l'équipe de direction du malaise dans la culture managériale du soin psychique - comme Jean-Pierre Faye peut-être alertant avant la découverte des cahiers noirs de Heidegger du malaise dans la culture heideggérienne - je me suis moi-même enfoncé dans le vertige "ressentimiste" qui fait le lit des tentations autoritaires ?

Par le sentiment d'"humiliation" que procure le rabaissement de la "parole subtile" sur la "communication utile" je me suis moi-même laissé gagner par ce "ressentiment" qui m'empêche à mon tour d'être à l'écoute de l'autre. Comment diable empêcher ce malaise diabolique dans la "transition" culturelle de continuer de s'accroître ?...

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